Le Conte du Ramadhan: Le vieux malade (Tirée de fais réels)

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1903

Il était là affalé sur le brancard, livide, gémissant, au milieu de l’incessant va-etvient du personnel paramédical indifférent à ce vieillard, sans doute parce que habitué aux souffrances des malades. Et puis vint enfin le médecin qui daigna l’ausculter et après un moment qui parut interminable pour sa famille, décida de l’hospitaliser.

Le docteur M., spécialiste en médecine interne, avait appris à gérer ses émotions et gardait toujours son sang-froid quelle que soit la gravité du cas auquel elle était confrontée. Pourtant ce vieil homme avec ses traits sereins malgré la douleur, son air de brave grand-père qui respirait la bonté, lui fit un effet inattendu et elle se surprit à le regarder avec tendresse comme elle aurait regardé son propre père qui n’était plus de ce monde. Elle lui passa minutieusement tous les examens et tenta de rassurer sa famille, surtout ses filles qui pleuraient en silence. Ce malade avait plus de 80 ans, du diabète, de l’hypertension et aussi de l’emphysème. Elle lui administra une injection pour calmer un peu sa douleur et il lui souriait tendrement.

Le docteur M. était la conscience même et, la cinquantaine passée dont plus de vingt ans dans ce service de médecine interne, elle avait acquis une solide expérience et aussi appris à écouter les autres, à compatir car elle est souvent confrontée à des cas de grande détresse. Ce vieillard auquel elle s’attacha, était largement à l’abri du besoin et il dégageait on ne sait quoi de bonhomie et de bienveillance à tel point qu’on se sentait très à l’aise avec lui. Quand chaque matin elle venait prendre de ses nouvelles, il lui racontait longuement ce qu’il avait fait de sa vie, ses enfants, ses biens, les calculs des uns et des autres au sujet de l’héritage et elle se surprenait à l’écouter avec attention, n’osant l’interrompre. Au moment des repas, elle lui donnait sa soupe et prenait la patience de la mère avec son nourrisson. Au fond, elle savait qu’elle faisait ce que les psychologues appelaient un transfert et elle s’en fichait d’autant plus qu’elle aimait gâter ce vieillard, lui apporter des petits pains au chocolat, son journal préféré et l’aidait même à remplir la grille de mots croisés. Tous les soirs elle appelait le médecin de garde pour demander des nouvelles du lit numéro 7 à tel point que tous ses collègues finirent par croire que c’était un membre de sa famille. Son état commençait à s’améliorer au fil des jours, mais ce qu’elle craignait le plus c’était ce satané arrêt cardiaque qui pouvait l’emporter à tout moment. Et puis un beau matin elle reçut la visite du gendre.

Celui-ci s’excusa d’abord de demander une chose aussi insolite, mais la pria de presser un peu le vieux de régler les problèmes d’héritage qui allaient surgir à sa mort. Elle lui répondit qu’il était toujours en vie et qu’il était très malvenu de demander pareille chose de la part d’un médecin de surcroît. Le gendre insista en lui disant que le vieux l’aimait bien et qu’il l’écoutera. Les choses en restèrent là et quelques jours plus tard, il revint à la charge tant et si fort qu’elle lui promit de voir ce qu’elle pouvait faire, juste pour se débarrasser de cet individu trop cupide et malveillant qui attendait la mort de son beau-père pour hériter. Elle continua à soigner son malade et leur complicité se fit plus forte; cependant, elle se garda de lui raconter ce que voulait son gendre et le vieux qui n’était pas dupe avait tout deviné et ne manquait pas de lui faire part des projets de ses enfants et particulièrement de ce gendre qu’il n’avait jamais aimé. Un jour elle reçut une invitation à un stage qui allait durer deux semaines à l’étranger et elle sentit un sentiment de tristesse l’envahir à l’idée de laisser son protégé derrière elle. Elle fit toutes les recommandations nécessaires à son remplaçant, un jeune résidant qu’elle savait studieux et consciencieux et insista particulièrement au sujet du malade numéro 7. Mais elle n’eut pas le courage de faire part de son absence au vieux de peur de susciter une trop vive émotion. De son hôtel elle appela chaque soir pour avoir des nouvelles de son malade et le médecin lui répondit que ce dernier n’arrêtait pas de la réclamer et que son état général s’aggravait. Avec ses collègues elle fit de longues balades sur le bord du lac de cette belle ville européenne mais elle ne cessait de penser au pauvre vieux qu’elle avait laissé souffrant et elle ressentit la même mélancolie que celle qui l’avait envahie lorsque son père tomba malade. Elle rentra par une journée pluvieuse et passa la journée à se reposer de son stage éprouvant. Elle se retint de téléphoner au service et voulut faire la surprise au vieux. Elle lui avait ramené du chocolat et était impatiente de le lui offrir. Elle sortit dans le crachin de novembre et tandis que les autres automobilistes pestaient contre la circulation intense en donnant de grands coups de klaxon, elle était là, penchée sur le volant et ses pensées. Elle avait hâte d’arriver et quand elle fut enfin à son service, elle s’empressa de rejoindre le bureau du professeur auquel elle fit un rapport détaillé de son stage.

Quand enfin elle se libéra, elle se précipita vers la salle et fut clouée de surprise. Le lit numéro 7 était vide! Elle courut se réfugier dans son bureau et ne put empêcher les larmes de couler. Le vieux était mort et elle s’en voulut de ne pas avoir été présente. Elle resta là un long moment à ruminer son chagrin et sortit enfin de son bureau pour commencer les consultations. Ce fut l’une des journées les plus longues de sa carrière et le soir venu, elle rentra chez elle, la mort dans l’âme et la tristesse accentuée par la brume blafarde qui s’abattit sur la ville, donnant aux immeubles l’allure de silhouettes fantomatiques fendant la grisaille. Elle arriva chez elle et à peine débarrassée de ses vêtements de ville, elle s’allongea en face de la télé et regarda d’un air absent s’agiter les ombres sur le petit écran comme autant de marionnettes sans âme. Elle ne pouvait chasser le visage du vieux empreint de bonhomie et toujours souriant. Après un long moment passé à cogiter, elle prit la décision d’appeler sa famille et de présenter ses condoléances. Ce fut sa fille aînée qui décrocha et le docteur M. lui fit part de sa désolation. Il y eut une longue discussion et elle apprit qu’il n’avait pas souffert et qu’il avait eu une fin très sereine.

Dommage, dit-elle à sa fille, j’aurais vraiment voulu être là car je m’étais attachée à lui et je le considérais comme mon second père. «Mais de qui parlez-vous docteur?», lui demanda la fille. «De votre père, mon malade». «Mais non, lui répondit elle, il est vivant et se porte très bien. C’est son gendre qui est mort d’un arrêt cardiaque!». Le docteur M. demeura interdite et dut faire l’effort de retrouver la parole. Elle baragouina quelques mots et raccrocha le combiné. Ainsi, c’est celui qui voulut hériter qui est parti avant l’octogénaire… Sa petite cuisine lui parut soudain illuminée.